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La scolarisation des enfants en situation de handicap :
Communication et politiques sociales

Introduction

          Il me semble intéressant, dans un premier temps, de préciser ma proximité avec le sujet de ma recherche, étant moi-même une étudiante en situation de handicap. Je suis née avec une infirmité motrice cérébrale sévère (que l’on classe encore trop souvent dans le polyhandicap et que l’on qualifie volontiers de « handicap lourd »), qui se caractérise par des troubles moteurs, sensoriels et cognitifs, sans altération de mes fonctions intellectuelles. On pourrait penser de prime abord que ma capacité à faire des apprentissages aurait facilité mon parcours scolaire et universitaire : il n’en a rien été. Il aura fallu toute la pugnacité de mes parents et la mienne, parfois même quelques décisions de justice, pour échapper à la place que l’on me supposait réservée : la structure médico-sociale. J’ai néanmoins effectué l’ensemble de mon parcours — certes atypique, pour ne pas dire chaotique — en classe ordinaire. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été surprise par l’incohérence des arguties qui m’étaient opposées pour justifier que l’on veuille me priver de mon droit à l’égal accès à l’instruction. À titre d’exemple, j’ai dû interrompre ma première année d’études universitaires faute de prise en charge de mes frais de transport adapté par le Conseil Départemental de mon domicile comme le prévoit la loi. Conseil Départemental et Maisons Départementales des Personnes Handicapées (MDPH) s'étaient concertés avant de me faire part de leur décision : ils m'accordaient le remboursement de mes frais à hauteur de cinq allers/retours par semaine mais refusaient d’en rembourser un seul hebdomadaire. J’aurais perdu un an pour qu’une décision de justice remette du sens et rappelle mes droits. Dans d’autres circonstances, nous (mes parents et moi) avons pu entendre : « Je ne vais pas mettre un truc pareil [moi] dans les pattes de la nouvelle enseignante » (directrice, inscription en première année de maternelle) ; « Je ne suis pas payée pour pousser un fauteuil roulant » (enseignante en primaire) ; « Vous [moi] risquez d’engager la responsabilité du lecteur/scripteur si vous vous étouffer » (Université, annulation de mes examens deux jours avant ceux-ci). Ce sujet m’est d’autant plus familier que ma mère est, depuis une quinzaine d'années, présidente d’une association de parents qui défend le droit à l’instruction des enfants en situation de handicap et qu’elle reçoit les familles qu’elle accompagne à notre domicile familial, bien souvent autour d’un gâteau ou d’un repas. La richesse de son expérience (elle a siégé dans différentes instances tant au niveau local que national ; sa connaissance du monde associatif et des institutions et de leurs fonctionnements) aura fait d’elle une informatrice précieuse. Le fait de terminer ma formation universitaire par ces deux dernières années de Master à l’Université de Caen où ma situation de handicap  n’a jamais été problématique me permet de me distancier de mon vécu pour ne garder que le savoir profane puisque je suis libérée de tout enjeu personnel.

          Ce mémoire fait suite à une première recherche sur les moteurs et les freins de l’école dite « inclusive », effectuée en licence. Les principaux moteurs sont l'application du droit strict, l’engagement de chaque acteur en collaboration autour du projet de la personne concernée, et la connaissance de ses besoins de compensation. Les freins les plus cités, lors de l’enquête qualitative, sont le manque de formation des intervenants, le manque de moyens et les représentations du handicap en France. À noter que l’obstacle principal est bien souvent culturel, en lien avec les représentations sociales. Dans le cadre du Master, j’ai ensuite effectué l’état de l’art concernant les influences mutuelles entre les conflits de représentations du handicap et les politiques sociales dites « inclusives », sur la question de la scolarisation des enfants, adolescent(e)s et jeunes adultes en situation de handicap en France. J’ai alors présenté la sociogenèse des idéologies et des politiques sociales ainsi que les représentations sociales et culturelles du handicap dans notre pays. Je prendrai appui sur ces précédentes conclusions au fil de ce mémoire dont l’objet est une enquête de terrain. Les représentations sociales et culturelles étant véhiculées par la communication, j’ai reformulé ma problématique comme suit.

1. La problématique

          J’interrogerai la façon dont la communication écrite de différents espaces publics donne à voir les politiques sociales et leur mise en oeuvre, autour de la question de la scolarisation des enfants, adolescent(e)s et jeunes adultes en situation de handicap en France. 

          Malgré l’exigence constitutionnelle d’égal accès à l’instruction, 100 000 enfants
[1] en situation de handicap, soit un enfant sur quatre, sont orientés en établissements médico-sociaux et 81 051 enfants[2] étaient orientés dans des dispositifs spécifiques en 2018. Un tel pourcentage de filles qui n’accéderaient pas à l’école provoquerait de nos jours un tollé général. De même que le fait de réserver des classes spécifiques en fonction de l’origine sociale, raciale, de l’orientation sexuelle ou de tout autre critère discriminant provoquerait une indignation collective. Le fait qu’un enfant en situation de handicap n’accède pas à l’école n’émeut pas grand monde et semble même pouvoir encore se justifier dans notre société de nos jours. Il faut dire que le cadre législatif français a la particularité de donner à la personne en situation de handicap — ou son représentant — la possibilité de choisir entre milieu ordinaire ou milieu spécialisé. Cette possibilité de choix est à l’origine d’interprétations des droits de l’enfant. Il m’importera d’analyser en partie la communication écrite de différents espaces publics autour de ces conflits de représentations afin de mieux comprendre comment cette communication donne à voir les politiques sociales et contribue à infléchir la liberté fondamentale qu’est le droit à l’instruction.

2. La méthodologie

          L’enquête sociologique sur ce sujet ne peut s’exonérer de poser comme postulat de départ que le handicap ne se confond ni avec une maladie ni avec une incapacité. Il est la résultante de l'interaction entre l’incapacité propre à une personne en raison d’altération(s) de fonction(s) (facteur personnel et vision médicale) et l’environnement (vision sociale) quand celle-ci conduit à limiter l’accès aux droits, aux d’activités et/ou restreint la participation à la vie sociale. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas souhaité réduire mon enquête à un diagnostic particulier. Cela explique également que j’utilise les termes « personnes en situation de handicap » et « prise en compte », plutôt que les termes « personnes handicapées » et « prise en charge » qui se réfèrent à une vision médicale du handicap remplacé par la définition du handicap donnée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) dans les années 1980.

          Afin de répondre à ma problématique, j'effectuerai une enquête qualitative tout en me référant à des statistiques existantes. En vue de l’évidence de la récurrence des propos observés, il ne m’a pas semblé nécessaire de la quantifier pour cette recherche. Considérant les différents sujets comme acteurs interagissant avec les éléments sociaux, ma recherche s'inscrit dans le courant interactionniste. Mon enquête s'appuiera principalement sur une approche empirique : je souhaite étudier l’expérience commune plutôt que la théorie. Il s’agira donc de collecter pour partie la communication relative à des expériences humaines autour de situations individuelles et des pratiques afin de comprendre les mécanismes, la construction des réflexions qui conduisent à ce que certains enfants ne bénéficient pas de l’égal accès à l’instruction. J'étayerai mon analyse par une approche dialectique afin de relever, dans la communication, d’éventuelles contradictions, des potentiels contresens qui expliqueraient pourquoi et comment la théorisation de « l’inclusion scolaire » peut parfois conduire à l’exclusion. Ce travail s’apparente à de la sociologie pragmatique des controverses. J’utiliserai la narration — et la description — pour présenter les données récoltées en m’appuyant sur l’analyse de Francis Chateauraynaud et David Chavalarias :
« Or l’argumentation et la narration, ce sont précisément les ressorts à partir desquels s’est élaborée la socioinformatique des controverses, dont les travaux ont montré à quel point il ne s’agissait en aucun cas d’opérer une réduction computationnelle de la diversité et de la complexité des mondes sociaux (Chateauraynaud et Debaz, 2017). » (CHATEAURAYNAUD, CHAVALARIAS : 2017 : p.138) . 
Je complèterai l’analyse de la communication avec des entretiens semi-directifs.

          La communication écrite (soit initialement soit retranscrite de l’oral) de l’ensemble des acteurs de la scolarisation des enfants
[3] en situation de handicap étudiée proviendra de trois supports : des pages et des groupes du réseau social Facebook ; des sites internet et des décisions administratives et/ou judiciaires (documents transmis de manière anonyme par des familles). Après une pré-enquête menée sur Facebook la plus large possible sur mon sujet, j’ai retenu trois groupes Facebook privés qui ont en commun d’être détachés de toute appartenance politique et syndicale et de regrouper différents acteurs de la scolarisation des enfants en situation de handicap. Un premier, dédié à cette scolarisation, réunissant majoritairement des parents concernés. Un second, traitant de plusieurs sujets liés à l’enseignement, réunissant majoritairement des enseignants. Et un troisième, traitant de l’accompagnement des enfants en situation de handicap réunissant majoritairement des Accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH). 


          Terrain (relativement) fermé, le monde du handicap est construit autour d’un     « entre soi » de personnes directement ou indirectement concernées par le handicap, dans leur vie personnelle et/ou professionnelle. Ma proximité avec le terrain que je ne peux pas cacher peut s’avérer être à la fois un avantage et un inconvénient : les familles ont tendance à m’identifier comme faisant partie « des leurs » et se livrent en confiance. À contrario, cette proximité peut générer chez les professionnels soit de l’admiration, soit de la méfiance, ce qui montre dans les deux cas que les professionnels ont conscience qu’il existe un problème. Pour la première fois, je me suis confrontée à la défiance d’une administratrice d’un groupe Facebook qui m’a refusé l’accès à celui-ci après m’avoir demandé de lui confirmer mon identité qu’elle connaissait pour avoir lu mon mémoire de Licence et qu’elle avait fait le lien avec le nom de ma mère, présidente d’association. Elle m’interrogeait à savoir pourquoi je souhaitais intégrer ce groupe là puisque selon elle, j’avais toutes les connaissances et ressources nécessaires. Ce refus a forcé mon observation incognito et montre une forme de corporatisme, a minima une crainte à travailler sous un regard extérieur, à partager, la démarche d’observation est vécue comme une remise en cause des pratiques. Notons que l’observation incognito est une méthode présentée dans la thèse[4] de sociologie de Christophe Dargère ; son terrain d’enquête est un Institut médico-professionnel où il enseigne. Il prend appui sur les travaux d’Howard Becker et d’Erving Goffman pour justifier cette méthode.

          J’ai envisagé l’utilisation des données à travers le droit à l’anonymat présenté par Dominique Carré et Jacques Vétois et les questions de vie privée en me référant à Alan Westin et à la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés
[5] (CNIL) à l’origine de la loi Informatique et Libertés. C’est pourquoi je citerai uniquement la communication institutionnelle ne se rapportant pas à des situations individuelles et j’ai demandé aux personnes concernées leur accord pour citer des décisions administratives et/ou judiciaires. Afin de préserver l’anonymat de chacun(e)s, tout en ne déshumanisant pas mon propos, j’ai attribué un autre prénom à chaque personne.

          Soulignons que l’interprétation — orientant toutes interactions sociales — n’est absente ni de la recherche sociologique ni du sujet traité. Et que le sujet de la scolarisation des enfants en situation de handicap a toujours été présenté comme étant un « dossier complexe » au sens que lui donne Francis Chateauraynaud et David Chavalarias : « La notion de dossier complexe renvoie à des processus sur lesquels aucun acteur ne peut imposer d’interprétation univoque et définitive bien que ces processus puissent produire en sortie des objets et des représentations, des règles ou des normes relativement stabilisées. Il y a toujours une incertitude, y compris sur la clôture du dossier — qui peut rebondir à tout moment. On assiste à une alternance de “moments de crise” et de “périodes muettes”, alternance qui prend forme sur le fond d’un travail cognitif (études, expertises, modélisations) et politique (mobilisations, débats, démarches administratives ou judiciaires). Au coeur des ensembles identifiés et structurés qui se donnent à lire, des transformations opèrent, à différentes échelles, qui viennent modifier la portée et le sens attribué par les acteurs aux événements, aux prises de parole, aux études et aux prospectives. » (CHATEAURAYNAUD, CHAVALARIAS : 2017 : p.145).

          Nous allons voir quelle place est accordée à l’enfant en situation de handicap, comment est perçu le handicap chez l’enfant et comment est compris le droit constitutionnel d’égal accès à l’instruction, à travers la communication des différents acteurs. Il s'agira ensuite d’analyser plus en avant à travers deux études de cas — l’orientation de l’enfant et la compensation du handicap — pour mieux comprendre comment la communication donne à voir les politiques sociales et contribue à infléchir l’égal accès à l’instruction. 



 

[1] ORGANISATION DES NATIONS UNIES. Annexe de la Rapporteuse spéciale sur les droits des personnes handicapées, visite en France [PDF]. Assemblée générale conseil des droits de l'homme, 8 janvier  2019 [consulté  le  05/03/ 2019],  p. 13. Disponible à l’adresse :

http://www.embracingdiversity.net/files/country/1551779584_france-visit-full-report.pdf?fbclid=IwAR1vu_Uffd5t1hTGZj7WwfQqgrrcc9x8aAJgVn1yPewA4F4YM7tBlvhnp4o     
 

[2] ABRIAC, Dominique. et al.. Repères et références statistiques, sur les enseignements, la formation et la recherche [PDF]. [consulté le 21/09/2020], p.21.

Disponible à l’adresse :

https://www.education.gouv.fr/sites/default/files/imported_files/document/depp-rers-2019_1162516.pdf  
 

[3] Dès maintenant, « l’enfant »  désigne l’enfant, l’adolescent(e) ou le jeune adulte
 

[4] DARGÈRE, Christophe. La  stigmatisation  des  adolescents  placés  en  institution  médico-sociale [PDF]. 2013, [Consulté le 10/11/2020].

Disponible à l’adresse :  https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2014-3-page-259.htm
 

[5] La CNIL est un organisme public rattaché au gouvernement, chargé de protéger les données personnelles dans les traitements informatiques publics comme privés. Si elle a un rôle de conseil, d’information et d’alerte, la CNIL a également un pouvoir de contrôle et de sanction.

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